Laurent

Marcus

Partie 2 (lire la première partie)


Le district des apprentis se trouvait à l’est du temple et au sud de la citadelle. Les habitations comportaient une série de longs bâtiments d’un seul étage, aux murs de torchis rudimentaires et aux toits de céramique rouge. Les constructions étaient arrangées autour d’un jardin manucuré. Au centre trônait une petite fontaine de pierre, ornée d’une statue à l’échelle humaine de l'archétype de Céos, le visage tourné vers le ciel : un modèle de persévérance, de curiosité et d’intelligence. En chemin vers mon nouveau gîte, nous passâmes une petite chapelle de pierre ornée d’une rosace de vitrail multicolore magnifique, émergeant de buissons fleuris au sommet d’une légère élévation à gauche du chemin.


Sans faire de pause, nous nous sommes dirigés vers un édifice près du centre de la place. S’étirant contre la futaie, celui-ci comptait une série d’ouvertures donnant sur de petites chambres communes. En pénétrant dans l’unité qui deviendrait ma demeure, je remarquai l’austérité des lieux : seuls quelques parchemins aux illustrations pieuses et ornés de prières calligraphiques décoraient les murs d’un beige sobre. 

Quatre lits, superposés deux par deux de chaque côté de la porte, flanquaient un petit autel posé à même le sol, enchâssé dans une alcôve face à l’entrée. L’autel lui-même était modeste, agrémenté d’une paire de chandelles de cire d’abeille et de quelques objets votifs. Je m’attendais à ce que les dévots bénéficient d’un certain confort technologique, mais je ne distinguai aucun dispositif d’éclairage ou de chauffage. Le soir, seules les bougies devaient illuminer les dortoirs jusqu'au couvre-feu.

Assis sur un lit se trouvait un garçon élancé d’environ mon âge, vêtu d’un attirail identique au mien. Absorbé dans la lecture d’un tome orné de symboles étranges, il leva les yeux à notre arrivée. « Laurent, je te présente Marcus,» annonça mon escorte. «Il sera ton nouveau compagnon de chambre. J’aimerais te charger de lui faire visiter les commodités et de lui inculquer la routine. »Le jeune homme répondit d’un sourire modeste en hochant la tête. Ses cheveux étaient d’un blond clair, taillés courts à la manière monastique traditionnelle. Son nez déviait de façon prononcée vers la droite, comme s’il avait déjà été fracturé, et ses yeux arboraient un bleu plutôt terne, ce qui n’octroyait pas à mon nouveau compagnon une beauté exceptionnelle. J'étais moi-même doté d’un regard d’azur, comme la plupart des gens en Atlantide, mais d’une teinte beaucoup plus cristalline, contrastant avec ma stature robuste et mes cheveux de bronze. Ma peau, d’une couleur olivâtre, me venait du sang dilué des titans qui coulait dans mes veines, par ma génétique maternelle.  

Après le départ de l'acolyte, je restai sans mots, mais fixai sans gêne mon nouveau compagnon, fasciné par la souplesse de ses mouvements élancés, presque nonchalants. Lorsque Laurent sourit de nouveau, cette fois pour me souhaiter la bienvenue, je remarquai sa dentition imparfaite, lui conférant un air naturel et amical. Dès cet instant, je me sentis en confiance avec lui.

Le reste de la journée, Laurent me fit visiter les installations. Une salle d’eau commune se trouvait un peu en retrait de l’habitation : un bâtiment de pierres taillées alimenté par un aqueduc. À l’intérieur, les bains étaient chauffés par un labyrinthe de tuyauterie métallique au fonctionnement inconnu : dans mon ancienne demeure, nous étuvions l’eau au charbon de bois. Laurent me fit également visiter la chapelle que j'avais entraperçue lors de mon arrivée. Celle-ci pouvait contenir un peu plus d’une centaine de novices et était réservée à l’usage exclusif des initiés. Quotidiennement, les jeunes adeptes vaquaient tour à tour  à l'entretien des lieux. Balayer les planchers, rafraîchir l’autel et y arranger les fleurs ne sont que quelques exemples des tâches que j’allais bientôt apprendre à accomplir. Ce matin-là, deux enfants étaient de corvée. Dans ma rêverie, je me demandai quand ceux-ci étaient arrivés ici et s’ils avaient connu une autre vie avant.

Laurent m’informa que nous étions assez peu d’apprentis. Les nouvelles politiques instaurées par les Naacals, les dirigeants en fonction à cette époque, rendaient moins populaire la vocation cléricale parmi les jeunes générations. En effet, depuis quelques années, les naissances étaient en déclin et une affliction étrange écourtait la longévité autrefois généreuse des habitants de l’île. Chaque homme en santé comptait pour assurer le bon rendement agricole et intellectuel de la cité. Nous étions à peine une vingtaine de recrues permanentes, ce qui laissait la majorité des gîtes désertés. Laurent ne semblait pas s’en plaindre. Il m’expliqua apprécier la flexibilité d’être moins supervisé, mais m’assura d’un clin d’œil (un clin d’œil qui, malgré moi, fit prendre feu à mon visage) qu’il était bien content d’avoir de la compagnie de son âge. Après interrogation, je déduisis qu’à 12 ans, il était de quelques mois mon aîné.

Nous n'avons pas participé au rassemblement ce jour-là. Au milieu de l’après-midi, je visitai l’aire de subsistance, située à mi-chemin entre notre logement et la citadelle. Tous les disciples, pas seulement les novices, partageaient cet espace collectif et contribuaient à la préparation des repas. Seul les prêtres servant à la grande chapelle bénéficiaient de leur propres quartiers, isolés en tout temps du monde extérieur. Il était coutume de ne s’alimenter qu’une seule fois par jour, à l’exception d’une collation de pain dense consommée en matinée, lors d’une pause aux activités. Les mets apprêtés ressemblaient à ceux que j’avais consommés toute ma vie : un assemblage abondant de fruits colorés et de légumes mûrs et délicieux, accompagnés de miel et de galettes au mélange de grains variable selon les saisons. Le soir, nous étions tenus de jeûner, afin de faciliter la méditation et le travail spirituel dont nous étions les instruments.

Jusqu’au crépuscule, nous ne firent que déambuler dans les jardins. Je ne pouvais quitter Laurent des yeux. Je m’abreuvais de son enthousiasme alors qu’il m’expliquait de façon animée toutes les nuances de ses occupations et sa passion pour des sujets ésotériques obscurs à ma compréhension. Le soleil tombant miroitait d’une teinte enflammée sur sa chevelure et faisait briller son regard. Cet après-midi perdu, une occasion rare et savoureuse, restera longtemps un de mes souvenirs les plus précieux. Laurent marchait d’une cadence qu’il m’était difficile de tenir sans avoir l’air maladroit dans ma toge incommodante. C’est lui qui parla le plus, ce qui me convenait car je me délectais du timbre de sa voix et de son rire chaleureux. J’en oubliai presque ma propre tragédie. Je me dit que je pourrais sans doute m’y faire ici. Tout était si beau, si ordonné, si immuable. Mon âme mélancolique pourrait sans doute y trouver matière à contemplation, surtout avec une compagnie aussi réconfortante que celle de Laurent…

Le soir venu, après avoir médité côte à côte en silence, je rejoignis enfin ma couche. C'est ce moment que mes émotions choisirent pour déferler. Je pensai à ma mère et au chez moi qui n’était plus miens. À l'incertitude de mon destin. Et je pleurai. J'essayai tant bien que mal de dissimuler l’expression de ma peine et de ne pas alerter Laurent, qui occupait le lit voisin, mais sans succès. Je le sentis s’accroupir à mon côté et poser une main rassurante sur mon front. C’est au rythme de sa respiration, avec ses doigts emmêlés dans mes cheveux, que je m’endormis, après avoir épuisé toutes mes larmes.

À 6h le lendemain, nous rejoignîmes les autres recrues afin de nous rendre à l’assemblée matinale, un rite observé par tous les habitants de l’île, que ce soit à la grande chapelle, comme les individus de castes supérieures, ou sous forme de prière devant l’autel domestique, ou dans les lieux dévots de moindre importance disséminés dans les quartiers périphériques. En Atlantide, un office était pratiqué à chaque quadrant de la journée, chaque jour de l’année, même au milieu de la nuit. Seuls les sabbats pouvaient nécessiter des cérémonies plus élaborées, pouvant parfois s’étendre sur plusieurs jours de célébration.

C’était la première fois que je mettais les pieds au temple depuis mon enfance. J’y étais venu autrefois avec ma mère à l’occasion d’un alignement planétaire exceptionnel qui avait mobilisé la population lors d’un festival de près d’une semaine. Tout ce qui m’entourait correspondait à mon souvenir : l’édifice lui-même était immense et immaculé, surpassé en splendeur que par la citadelle dont les tours surplombaient la ville entière. Pour se rendre au lieu de culte, nous devions traverser une énorme place circulaire pavée de marbre blanc, dominée d’un monument spectaculaire dédié à Poséidon, le patron spirituel de l’île. L’entrée était constituée d’une succession de colonnes s’arquant en un couloir titanesque plongeant au cœur de l’établissement. L’endroit pouvait accueillir des milliers de personnes. Des dizaines de balcons saillants des côtés de l’enceinte offraient une vue avantageuse de l’autel central. Celui-ci se trouvait sur un piédestal aérien entouré de paliers à hauteurs variables : certains à l’usage de la chorale ou à l’étalage d’offrandes et d’autres réservés aux prêtres officiant des cérémonies de moindre importance.

La richesse du décor n’avait d’égal que la prestance de l’homme se tenant devant l’autel, les bras tendus en avant, sans bouger. Sa toge d’un rouge profond contrastait avec l’abondance des volutes d’or massif l’encerclant. Un assortiment indécent de fleurs fraîches et de nourriture fine proliférait à ses pieds en guide d’oblation et un encens rare diffusait sa fragrance en volutes paresseuses derrière lui.

Immobile, il jaugeait la foule exaltée. L’anticipation était palpable. Lorsque d’un mouvement le grand prêtre leva les bras au ciel, bénissant l’assemblée de son geste glorieux, le public rugit de ferveur et les milliers de gens lui rendirent son ovation ou applaudirent, certains entonnant l’hymne traditionnel d’ouverture de célébration.

Sur le parterre, Laurent et moi étions serrés l’un contre l’autre par les gens massés autour de nous. D’un mouvement spontané, je saisis sa main dans la mienne et la serrai fort. Trop fort. Je fis signe du menton en direction de l’autel, vers la silhouette à la stature et au charisme impressionnant qui s’animait et enflammait la foule. La gorge nouée, je chuchotai d’une voix que je ne me reconnaissais pas : « Cet homme, là. C’est mon père. »


Merci à Sébastien Duperron de “Allez, Raconte!” pour l’édition de ce texte.

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